Pratiques de l'institutionnel

***

07/10/2015

Travailler ensemble


Protéger, c’est prendre  des risques

Christine Vander Borght, psychologue clinicienne.

8e Assises nationales de l'enfance, Rennes, Juin 2015

Ma présence parmi vous, aujourd’hui, est probablement due au texte que j’ai écrit pour le service de Coordination de l’aide aux victimes de maltraitance (Yapaka.be, Direction générale de l’aide à la jeunesse en communauté française de Belgique). En effet, ce texte condense l’expérience acquise à travers différents établissements d’aide à l’enfance, que ce soit comme psychologue clinicienne ou directrice, aussi bien comme superviseure d’équipes éducatives ou soignantes dans les secteurs résidentiels ou dans le secteur associatif : AEMO, Planning familial, CMP, Services hospitaliers, Centres de jours, etc. 


La notion même du « travailler ensemble » me semble être un défi quotidien pour tous les professionnels de l’aide à l’enfance : car cela nécessite des ajustements permanents aux réalités de la vie quotidienne. Et plus particulièrement, une capacité de penser ensemble le soin et/ou l’éducation, ainsi qu’une construction commune d’un projet qui fait sens pour chacun des professionnels impliqués.
Au-delà des spécificités de chacun des services dans lesquels nous nous engageons, des conditions invariantes mes semblent nécessaires pour que les pratiques professionnelles s’ajustent aux enfants et adolescents qui s’adressent à nous.

Trois postulats fondent mon approche

Assumer le mandat institutionnel qui nous est donné. Au-delà de sa spécificité, il est toujours question d’agir en vue d’humaniser les relations : attention, être humain ! soigner la relation à l’autre, participer à un « portage » réciproque, porter attention à la mise en mots de l’expression émotionnelle. Soutenir une relation de coopération entre collègues et avec la personne qui requiert notre intervention. 
La coopération est un art. 
Il s’agit, tout simplement, d’avoir besoin d’un autre, des autres, pour fonctionner. La coopération requiert que chacun fasse l’effort de comprendre l’autre et de se répondre pour agir ensemble, en réciprocité. Cependant, la coopération devient un effort exigeant dès que nous ne savons pas clairement ce que les autres peuvent nous apporter, ni ce qu’ils sont supposés attendre de nous. Plus le cadre est incertain, plus le tissu social est distendu et peu fiable, plus forte sera la tendance au retrait, au repli sur soi et au développement de pratiques isolées. Le thème d’aujourd’hui m’amène à privilégier quelques exemples concrets d’intervention en milieu institutionnalisé. 
Je reviens d’abord au titre que j’ai choisi : à quelles conditions prend-on le risque de « supporter » la prise de risque ? J’utilise le verbe « supporter » dans le sens de « ce sur quoi on peut prendre appui » à l’image, par exemple, des palais vénitiens qui sont supportés par des pieux de bois enfoncés dans la lagune. Ce qui soutient, ce qui « porte » notre action. Il s’agit de cette fonction première d’accueil et de portage qui nous amène, chacun de nous, à relever le défi d’avoir à faire face et affronter des situations difficiles, et parfois de lourdes responsabilités professionnelles. C’est le niveau archaïque de ce qui fait sécurité pour nous, et sans lequel nous risquons d’être confronté au déséquilibre, à la peur d’agir ou de perdre notre dignité, notre estime de nous-mêmes, ou carrément notre « place ».
Des lieux pour le dire : partager et construire une dynamique institutionnelle
Je me réfère ici au travail poursuivi avec un établissement éducatif depuis quatorze ans. Ce travail a débuté en 2002. Il s’agit d’un établissement créé à la fin du 19ème siècle comme « asile », et qui avait pour mission de nettoyer les rues des pauvres, des malades et des vagabonds. En 1901, les enfants ont été séparés des adultes et des malades mentaux. En 1970, les foyers d’accueil ont été délocalisés vers la périphérie de la ville. Le directeur, instituteur de formation, ayant été un résistant actif et déporté pendant la guerre de 1940, reçoit alors le poste de direction en signe de reconnaissance pour services rendus au pays.
En novembre 2002, le directeur « rend son tablier » et le nouveau directeur, psychologue dans l’institution depuis vingt ans, accepte d’assumer son remplacement, dans un premier temps par délégation en tant que « ff », car la situation administrative du directeur sortant n’est pas éclaircie. Le nouveau directeur est confronté à son changement de place et de rôle. Et non des moindres : il tutoie tous ses collègues… et sa reconnaissance officielle tarde à être effective. Il faudra six mois pour que les tracasseries administratives soient réglées et que l’adieu à l’ancien directeur puisse être enfin officialisé. C’est donc une période intermédiaire très difficile à vivre.

J’aimerais souligner brièvement quelques éléments constitutifs du cheminement institutionnel de cet établissement en terme de mise en place de dispositifs internes.
J’en retiendrai trois.
1. Créer un Conseil de direction (9 personnes) a été la première tentative pour se différencier et marquer un écart par rapport à la précédente direction (pouvoir central du prince, assisté par « un bouclier » d’assistantes sociales qui lui étaient entièrement dévouées). Ce Conseil est lancé comme une tentative à évaluer en fin d’année. Et les premières questions à résoudre concerneront la clarification de ce qui doit et ne doit pas être traité dans ce lieu là.
Ensuite, dans chaque unité de vie (l’institution en compte 8), une « réunion de concertation », est mise en place. Cette réunion vise à organiser le travail pluridisciplinaire entre Éducateurs, AS et Psy. Ce changement est très perturbant pour les AS, et nécessite de redéfinir la répartition du travail et les champs d’action de chacun des professionnels.
Le directeur définit alors deux axes de travail prioritaires : Participer à la réforme du système de protection et d’aide à l’enfance, et adapter la place de leur établissement dans cette législation en cours de modification.
Et soutenir l’amélioration de la qualité de prise en charge des jeunes (le temps moyen de séjour est de 5 ans) surtout en ce qui concerne les comportements décrits comme « difficiles ». Le directeur est psychologue clinicien et maintient une grande vigilance quant à la cohérence des prises en charge et au cheminement individuel et familial des jeunes accueillis. Il veille à la qualité du « soin » donné, autant qu’à l’éducation.
2. Évaluer : après deux ans de fonctionnement, un bilan, sous forme de grille d’évaluation, a été transmis à chaque travailleur (sous forme de roue de vélo avec des axes gradués de 1 à 10).
Cette évaluation subjective porte sur plusieurs aspects de la vie institutionnelle : le degré de satisfaction dans son travail, la qualité du climat de travail, les conditions de travail, le sentiment d’être reconnu dans son travail, le niveau d’exigence quant à la qualité des collaborations, les prises d’initiatives, le droit à la participation, la transmission des informations, la transparence du fonctionnement institutionnel, la clarté dans les procédures de décisions etc.
Tout cela sera retravaillé en présence du directeur dans les réunions d’équipe. C’est un énorme travail, élaboré en référence à la pensée systémique et aux pratiques de l’institutionnel, complété par des formations, des supervisions et des moments festifs. Ça bouge, ça remue.
3. Enfin, le dispositif le plus récemment créé a été la mise en place d’un « Atelier de réflexion institutionnelle », sur le modèle du « Groupe de Recherche en Pédagogie de l’Institution », GRPI, que j’ai expérimenté pendant 7 ans dans une institution belge. Il s’agit d’une réunion, non décisionnelle, dans laquelle les participants décident des thèmes institutionnels à traiter : aménagement du projet pédagogique, création d’une nouvelle structure, réflexion sur un modèle pédagogique commun de prise en charge, création d’un Conseil des enfants… . Le groupe est composé d’un représentant par unité de vie et d’un représentant par catégorie professionnelle. Le directeur et le psychiatre y sont donc présents du fait de leur fonction de direction administrative et clinique. Le groupe est animé par un tiers extérieur. Une prise de note est assurée et permet un va-et-vient entre l’Atelier et les réunions d’unités de vie.

À travers ces quelques points de structure, je voudrais en souligner les effets : les processus relationnels changent, en termes d’articulation, de participation, de transversalité, de transmission, de créativité collective et de partage de savoirs.
C’est une demande fréquente, pour une équipe, que d’être accompagnée dans les aléas de son parcours institutionnel ou à travers les histoires de vie fracassées de leurs utilisateurs. En tenant compte des règles qui assurent à l’espace de supervision les conditions d’une sécurité de base, la présence d’un tiers soutient et favorise la prise en compte de la parole de chacun et de la reconnaissance du travail accompli. Elle permet de traverser des périodes de découragement, d’usure, d’épuisement, de blocage ou de désespérance qui constituent le lot quotidien des travailleurs que nous sommes, tels les funambules du champ psycho-social. Pouvoir cheminer avec le désordre, l’injustice, la souffrance, vers la paix, le plaisir d’être et de faire.


Pour conclure
Nous savons qu’il est impossible de « manager la complexité ». Car la qualité même d’un phénomène complexe est d’être incomplètement maîtrisable : nous sommes alors dans l’incertitude, la bifurcation, l’imprévisibilité. Il s’agirait donc de faire « avec » la complexité. Allier cadre et créativité, ouverture et sécurité ; intelligence, désir, et souci du bien commun. On ne peut tout prévoir dans un système ouvert et évolutif.
Le voyage en institutions, à travers ce qu’elles sont capables de produire de meilleur et de pire, apprend à ne jamais se départir de la vigilance permanente qu’elles réclament pour qu’une vie « suffisamment bonne » y soit accessible. Car les écueils sont nombreux.
Nous soutenons que les institutions sont nécessaires en tant qu’inscriptions, bien sûr incomplètes et provisoires, d’un idéal du vivre ensemble. Et du fait même de cet horizon idéal, elles s’avèrent aussi nécessairement imparfaites, puisque toujours en deçà d’une image idéale déformée par nos fragilités humaines, et, malheureusement trop souvent, par les logiques managériales de contrôle et de rentabilité.
Les institutions parfaites n’existent pas. De nos places, quelles qu’elles soient, nous avons cependant le pouvoir de laisser mûrir en nous la promesse de vivre bien, avec et pour autrui, dans des institutions justes, comme l’énonce si précisément le philosophe Paul Ricoeur.
Autant de bonnes raisons pour chercher à maintenir notre boussole dans la direction d’horizons émancipateurs et créatifs en acceptant de prendre des risques.

Christine Vander Borght
14 juin 2015
Travailler ensemble en institution (2015) Temps d’Arrêt n° 78 coll. Yapaka
Téléchargeable sur le site Yapaka.be
À paraître aux éditions Fabert.

Voir la vidéo de l'intervention, très brève car le temps était mal géré par la table rondehttps://youtu.be/rG3jdw027qs