Pratiques de l'institutionnel

***

21/06/2011

Le lien sur le fil


Selon le dictionnaire Robert, la loyauté nous renvoie à la fidélité vis à vis de nos engagements, et à notre capacité d’obéir aux règles de l’honneur et de la probité.
Un des courants de la thérapie familiale systémique, l’approche contextuelle, élaborée par Ivan Boszormenyi-Nagy (1920-2007), est le courant qui, dans les années cinquante, a fait de la loyauté un concept clé de ce qui se définit comme une «éthique relationnelle». Au carrefour entre psychanalyse et systémique, l’auteur mène une recherche des codes de conduite implicites qui guident nos interactions familiales.
Dans l’approche de Nagy, la loyauté est un concept central. Le fondement de cette loyauté existentielle est basé sur l’équilibre entre ce qui a été reçu d’un donneur, et ce qui obligera le receveur à donner à son tour, à rendre sous forme de «contre-don».  

 
«Seul le rocher où le cœur a trouvé refuge,
seul le rocher du cœur humain ne disparaît pas,
car il ne se situe pas dans le temps».
Martin Buber

«Et je suis sûre d’établir une continuité entre ma vie
passée et celle qui m’attend maintenant. Parce que cette
vie s’accomplit sur un théâtre intérieur: le décor a moins d’importance».
Hetty Hillesum


Selon le dictionnaire Robert, la loyauté nous renvoie à la fidélité vis à vis de nos engagements, et à notre capacité d’obéir aux règles de l’honneur et de la probité.
Un des courants de la thérapie familiale systémique, l’approche contextuelle, élaborée par Ivan Boszormenyi-Nagy (1920-2007), est le courant qui, dans les années cinquante, a fait de la loyauté un concept clé de ce qui se définit comme une «éthique relationnelle». Au carrefour entre psychanalyse et systémique, l’auteur mène une recherche des codes de conduite implicites qui guident nos interactions familiales.
Dans l’approche de Nagy, la loyauté est un concept central. Le fondement de cette loyauté existentielle est basé sur l’équilibre entre ce qui a été reçu d’un donneur, et ce qui obligera le receveur à donner à son tour, à rendre sous forme de «contre-don». 
Les anthropologues, et particulièrement ce dont rend compte le célèbre essai de Marcel Mauss (1923) sur «le don», nous disent combien le rapport entre le don et le contre-don est fondateur de toutes les relations humaines, à travers toutes les cultures. Ce rapport fonde les relations de confiance, de solidarité et de réciprocité qui donnent aux groupes d’appartenance leur consistance et leur cohésion. Ceci est évidemment en lien direct avec la survie des individus et du groupe. Sans ces mécanismes régulateurs, comment en effet imaginer pouvoir affronter les dangers, maladies et accidents? Les relations sociales se nourrissent des échanges: nourriture, biens, objets façonnés, croyances, mythes, richesses, soins, compétences, et bien sûr les échanges sexuels codifiés et ritualisés entre les femmes et les hommes dont les couples scelleront une alliance privilégiée entre familles ou clans.

Dans son travail  de psychiatre et de thérapeute familial, Nagy s’est intéressé aux relations internes au système familial en fonction des critères de justice, d’équité et de fiabilité, dans un contexte de droits et de redevances mutuelles entre les personnes, et dans une perspective transgénérationnelle. En effet, chacun est considéré comme responsable de ses choix et ses actions ; certains de ces choix peuvent avoir des conséquences relationnelles sur plusieurs générations.
La balance entre les dons et les dettes, entre le donner et le recevoir, est un fondement dynamique des relations d’intimité. C’est même l’effort pour maintenir cette balance à l’équilibre, en fonction de la maturation et du cycle de vie de chaque protagoniste, qui en assure le principe dynamique.
Chaque groupe humain, et a fortiori un groupe familial, crée un réseau de loyautés sous la forme d’un ensemble d’attentes collectives structurées que chacun des membres doit honorer sous peine de se sentir déloyal et coupable. Il ne s’agit pas nécessairement de règles explicites et formelles, mais beaucoup plus souvent de «loyautés invisibles», qui opèrent à notre insu. Et ces loyautés se manifestent alors de manière indirecte, sous forme de symptômes.
Ces processus sont bien connus dans les relations d’adoption ou de placement d’enfants: il y a toujours à tenir compte de la loyauté de l’enfant à sa famille d’origine, quelle que soit la qualité des liens dont les professionnels de l’aide à l’enfance auront à juger et à soutenir.

Une enfant de 10 ans est victime des comportements abusifs de sa mère alcoolique à son égard. Les voisins alertent les services de l’aide à la jeunesse qui placent la gamine dans une maison d’enfants pour la protéger et lui permettre de reprendre une scolarité normale. La mère refuse de donner son accord pour le placement. Un bras de fer s’engage avec le juge de la jeunesse qui tranche en faveur du placement. L’enfant manifestera sa loyauté à sa mère en mettant en échec les aides scolaires et les soins qui lui sont prodigués, jusqu’à ce que la maman puisse en quelque sorte l’autoriser à réussir et reconnaître combien elle est fière des efforts de sa fille.

Il est clair que dans le travail psychothérapeutique avec les familles et les couples, le détour par la narration de ce qui s’est construit dans les familles d’origine de chacun est incontournable: quelles sont les attentes, les souhaits, l’image idéale, ce qu’il  faut à tout prix éviter de reproduire, qu’est-ce que chacun amène dans son sac à dos relationnel pour commencer le voyage à deux? Il en va de même avec les familles où le retour vers l’histoire inter- et trans-générationnelle est souvent indispensable pour comprendre ce qui se joue ou se rejoue d’une génération à l’autre. Ce regard intergénérationnel permet d’appréhender les modèles interactionnels qui nous ont façonnés, moulés, dans des formes originales et singulières dont nous ne sommes pas toujours conscients.

Une femme, proche de la cinquantaine, décide de se donner les moyens de comprendre ce qui l’amène à «en faire toujours trop pour les autres» au détriment de ses choix personnels. Dans son histoire familiale que nous déroulons ensemble, elle se rappellera les moments de son enfance, alors qu’elle avait été confiée à la garde de sa grand-mère maternelle inconsolable depuis la mort de ses deux frères pendant la guerre. N’ayant eu qu’une seule fille, et celle-ci n’ayant donné naissance qu’à des filles, l’une de celles-ci a été «déléguée»par sa mère pour reprendre la mission  de consoler sa grand-mère. Leur vie était ponctuée de visites au cimetière, de prières, de cérémonies commémoratives, de photos et de reliques. L’ambiance était triste, nostalgique, morbide. Cette femme avait donc endossé une mission implicite et pesante, celle de consoler et de tenir en vie  sa grand-mère.

Dans notre contexte sociétal actuel, alors que l’accent est mis sur les processus d’individuation, et que les couples semblent voués à une succession de partenariats puisque l’on prédit un divorce pour deux mariages, de nouvelles configurations familiales sont à inventer pour que le tissu relationnel du «vivre ensemble» reste consistant et fiable. 
Devenir belle-mère avant d’être mère, est une expérience fréquente, avec toutes les conséquences liées à ces découvertes, du côté parent et du côté enfant. Certains parents traversent des périodes hétérosexuelles qui peuvent alterner avec des séquences homosexuelles, pour ne citer que quelques exemples marquants de ces apprentissages relationnels.
De quel bagage affectif, de quelle éthique relationnelle, avons-nous besoin pour affronter ces séparations/ reconstructions?

Après 10 ans de vie commune, et l’éducation de deux enfants qui ont respectivement 12 et 10 ans, Mr et Mme décident de divorcer. Mr quitte la maison commune dont Mme est propriétaire. L’avenir semble s’écrouler pour cette famille heureuse, et le rêve de la maison familiale s’envole en fumée. Chacun des parents est confronté au deuil et à la perte de l’image du couple idéal ; les enfants mènent leur vie partagée quant aux lieux et au temps passé en alternance avec chacun de leur parent. D’autres adultes référents feront bientôt partie de la vie des enfants: beau-père, belle-mère, nouveaux «demi»- frères ou sœurs.

C’est une situation typique dans laquelle les enfants auront la tâche douloureuse de faire face à la division de leur monde intérieur en deux mondes distincts: celui de maman et celui de papa. Dans de telles circonstances, les «conflits de loyauté» et leur cortège de questions indécidables peuvent naître et se développer: Faut-il prendre parti et choisir son camp? Comment faire face à la tristesse de leurs parents? Comment faire plaisir à l’un sans faire pleurer l’autre? Et où sera «leur» place désormais? De quelle mission l’enfant sera-t-il chargé par son parent: avocat, espion, messager, infirmier, guerrier, diplomate, arbitre? Sans compter que les missions seront distribuées en fonction du rang de naissance dans la fratrie, du sexe, et du degré d’implication ou d’affinité de chacun des parents dans la relation avec son enfant.

Ce n’est cependant pas le seul champ social dans lequel nous sommes confrontés à la loyauté. Nous savons que chacune de nos appartenances (amicales, professionnelles, groupales) met en jeu des modalités spécifiques d’alliance et d’affiliation qui questionnent notre type d’engagement dans la relation, et notre loyauté.
Nous pouvons postuler que les principes de base de confiance, fiabilité, réciprocité, reconnaissance des mérites, sont des atouts majeurs pour tenir en équilibre sur le fil du lien.

Références :

Buber M. (2003), «Le juste et l’injuste», Bayard, p.75.

Heireman M. (1996): «Du côté de chez soi. La thérapie contextuelle d’Yvan Boszormenyi-Nagy», Editions Sociales Françaises (ESF).

Hillesum H. (1988/1995), «Une vie bouleversée. Journal 1941-1943», Seuil, p.198

Mauss M. (1960), «Sociologie et anthropologie», PUF.

À visionner: le DVD produit par L’école de la Neuville (2006): «Paroles. L’héritage Dolto». Ce document atteste de la construction progressive du «vivre ensemble» au sein d’un collectif d’adultes et d’enfants. Site: www.ecole-de-la-neuville.org